Préjudice, prouve que tu existes

Droit Social

Alors que la France se déchire sur la loi El Khomri, engluée dans la « stratégie de l’émotion » (Anne-Cécile Robert) qui préside semble t’il aux destinées contemporaines, la jurisprudence de la Cour de cassation poursuit son bonhomme de chemin, rendant des décisions inattendues, à même d’agacer un peu les salariés et ceux qui disent les représenter (pour peu qu’ils lisent les revues de jurisprudence).

Ainsi, le 13 avril dernier, ladite Cour, revenant sur sa jurisprudence admettant que certains manquements de l’employeur causent nécessairement un préjudice au salarié, décidait que les juges du fond doivent toujours caractériser la réalité du préjudice subi par l’intéressé et l’évaluer.

Cela peut sembler un peu sioux, mais en réalité, la juridiction revient – enfin – à une application plus orthodoxe des règles de la responsabilité civile.

 

Effectivement, nul besoin d’être un spécialiste de la spécialité (sic) pour s’étonner quelque peu de ce que les juridictions du travail condamnent systématiquement l’employeur, partant du principe que certains manquements à ses obligations causaient nécessairement un préjudice au salarié.

Ce dernier pouvait alors se dispenser d’apporter le moindre élément aux débats justifiant de dommages subis du fait de l’impéritie ou de la mauvaise volonté de celui qui l’employait.

Cette pratique jurisprudentielle s’est d’abord appliquée au non-respect de règles de procédure prévues par le Code du travail, pour évidemment éviter qu’elles ne soient contournées. L’exemple typique concerne le non-respect de la procédure de licenciement à l’égard de salariés n’ayant pas deux ans d’ancienneté ou appartenant à une entreprise occupant moins de onze salariés (Cass. soc. 23-10-1991 n° 88-43.235 et Cass. soc. 7-11-1991 n° 90-43.151 : RJS 12/91 n° 1308).

Elle a cependant été étendue à d’autres manquements, pas forcément aussi cruciaux. Ainsi, et de manière non exhaustive : l’absence de mention de la priorité de réembauche dans la lettre de licenciement (Cass. soc. 16-12-1997 n° 96-44.294 : RJS 1/98 n° 80), le défaut de remise ou la remise tardive des documents pour l’assurance chômage et des documents nécessaire à la détermination exacte des droits du salarié (Cass. soc. 19-5-1998 n° 97-41.814 : RJS 7/98 n° 865 ; Cass. soc. 6-5-2002 n° 00-43.024 : RJS 7/02 n° 813 ; Cass. soc. 9-4-2008 n° 07-40.356 : RJS 7/08 n° 771 ; Cass. soc. 1-4-2015 n° 14-12.246), l’absence de mention de la convention collective applicable sur les bulletins de paie (Cass. soc. 19-5-2004 n° 02-44.671 : RJS 7/04 n° 810) ; la stipulation dans le contrat d’une clause de non-concurrence nulle (Cass. soc. 12-1-2011 n° 08-45.280 : RJS 3/11 n° 236 ; Cass. soc. 28-1-2015 n° 13-24.000), le non-respect par l’employeur du repos quotidien de 11 heures (Cass. soc. 23-5-2013 n° 12-13.015 : RJS 8-9/2013 n° 611).

Le problème de cette jurisprudence des chambres sociales on ne peut plus favorable pour les salariés était qu’elle était en contradiction flagrante avec celle pratiquée par les autres chambres de la Cour.

En effet, la Cour de cassation juge, tant en sa chambre mixte qu’en assemblée plénière, que l’existence ou l’absence de préjudice relève de l’appréciation des juges du fond, ceux-ci « appréciant souverainement le montant du préjudice dont ils justifient l’existence par l’évaluation qu’ils en ont fait » (Cass. ch. mixte 6-9-2002 n° 98-14.397 ; Cass. ass. plén. 26-3-1999 n° 95-20.640). Et si d’autres chambres de la Cour de cassation admettent ponctuellement l’existence d’un préjudice nécessaire, le phénomène est rare : ainsi en matière de concurrence déloyale (Cass. com. 22-10-1985 n° 83-15.096) ou de manquement au devoir d’information (Cass. 1e civ. 3-6-2010 n° 09-13.591).

 

Revenant à une application plus rigoureuse des règles de la responsabilité civile, la chambre sociale juge ainsi, dans son arrêt du 13 avril 2016, que l’existence d’un préjudice et l’évaluation de celui-ci relèvent du pouvoir souverain d’appréciation des juges du fond.

L’existence d’un préjudice n’est désormais, même en matière sociale, plus présumée et automatique, et celui qui invoque un manquement aux règles de la responsabilité civile devra donc prouver cumulativement l’existence d’une faute, d’un lien de causalité et d’un préjudice.

La Cour met ainsi fin à cet étrange concept du « préjudice de principe », ce qui pourra sembler cruel au plaignant, mais somme toute assez cohérent pour les praticiens du droit.

Time flies

Droit Social

« On ne peut pas être et avoir été », dit un dicton populaire. « Pourquoi ? On peut très bien avoir été un imbécile et l'être encore » comme le rétorquait Pierre Dac.

Cette question du temps qui passe et de ses effets sur la personne du salarié (ou de l’employeur) se pose parfois en droit du travail.

Ainsi, la position de l’avocat d’employeur se révèle souvent assez délicate lorsqu’il s’agit de défendre judiciairement une mesure de licenciement motivée par des insuffisances professionnelles ou des manquements plus ou moins graves commis par un salarié à l’ancienneté antédiluvienne.

Alors que le désintérêt, la lassitude, la paresse, la perte de motivation sont des phénomènes que l’on rencontre tous les jours, ils paraissent parfois incongrus devant la juridiction prud’homale.

Ces phénomènes n’en demeurent pas moins réels et l’ancienneté importante d’un salarié ne saurait excuser ou minimiser des manquements récents et avérés. C’est ce qu’est venue rappeler la Cour de cassation le 13 janvier dernier (n° 14-18.145).

La jurisprudence s’était jusqu’alors illustrée par l’énonciation du principe selon lequel l’ancienneté d’un salarié peut être retenue comme circonstance atténuant la gravité de la faute commise (Cass. soc. 17-4-2013 n° 11-20.157 concernant la falsification de documents par un salarié comptant 20 ans d’ancienneté ; ou Cass. soc. 7-3-2006 n° 04-43.782 pour une absence injustifiée d’une semaine d’un salarié ayant vint-cinq ans de carrière).

Le tempérament à ce principe retenu récemment par la Cour de cassation repose sur la nature de la faute et des répercussions que celle-ci peut avoir sur l’entreprise et son activité.

L’espèce concernait un pilote de ligne (un métier où la rigueur ne doit pas attendre le nombre des années, ni diminuer avec celles-ci !!). Celui-ci avait justement commis cinq manquements graves d’ordre technique de nature à compromettre la sécurité des passagers, s’étant notamment trompé de piste de décollage au moment du départ (l’histoire ne dit pas s’il avait confondu avec une piste d’atterrissage).

Cette omission avait conduit le commandant de bord du vol retour à revenir à deux reprises à son point de départ pour finalement annuler le vol.

La cour d’appel, tenant expressément compte des onze années d’ancienneté du salarié, en ne contestant pas la matérialité des faits, avait néanmoins requalifié la faute grave en faute simple.

La Cour de cassation n’a quant à elle pas retenu cette excuse de l’ancienneté et a considéré que les faits rendaient impossible la poursuite du contrat de travail et constituaient bien une faute grave.

Il est, sur cette seule décision, difficile d’affirmer que nous sommes face à un retournement de jurisprudence, la nature du métier concerné et les risques encourus en cas de manquements n’étant ici pas mineurs. Toutefois, l’on peut se réjouir que ne soit pas, au moins ponctuellement, retenue comme excuse absolutoire la grande ancienneté d’un salarié.