Du droit de regard sur la vie privée et ses limites

Droit Social

La distinction de ce qui relève de la vie professionnelle et de la vie privée constitue un sujet de débat inépuisable, encore récemment illustré par la Cour de cassation.

Les faits de l’espèce étant à la limite de l’interdiction aux mineurs, il était tentant d’en causer...

Pas de faux-semblants, les faits, rien que les faits (avant d’aborder le droit) : fatigué d’une journée de travail probablement harassante, un chauffeur livreur, sur le trajet du retour à son domicile, fait en forêt une pause « onanisme » à bord de son véhicule professionnel (prélude à une sieste ?).

Un promeneur, choqué d’un tel spectacle, en informe l’employeur (il est vrai que ledit véhicule était floqué au logo de l’entreprise) en adressant une photographie du camion, avec la mention suivante : « quelle honte pour l’image de votre entreprise ». Muni de ce signalement, d’une attestation d’un coordinateur d’exploitation et des données de géolocalisation du véhicule, l’employeur licencie le salarié pour faute grave. Ce dernier conteste son licenciement en justice.

Grand bien lui fait (décidément), puisque la Cour de cassation lui a finalement donné raison : un plaisir solitaire, même dans le véhicule professionnel, relève de la vie privée du salarié (Cass. soc. 20-3-2024 n° 22-19.170 F-D, Z. c/ Sté Trans 2B).

En effet, c’est de jurisprudence maintenant constante, les faits commis par un salarié dans le cadre de sa vie privée ne peuvent pas être sanctionnés, sauf s’ils se rattachent à la vie professionnelle, ou s’ils caractérisent un manquement à une obligation découlant de son contrat de travail.

Pour absoudre le masturbateur, la Cour de cassation relève que les faits ont été commis hors le temps et le lieu de travail (l’impétrant n’étant effectivement pas garde-forestier).

La distinction est d’importance car un fait commis par un salarié dans le cadre de sa vie personnelle peut exceptionnellement être rattaché à son activité professionnelle et justifier un licenciement disciplinaire.

Le seul lien pouvant ici être éventuellement fait avec le travail était l’utilisation du véhicule professionnel.

Mais pour la Cour de cassation, la seule circonstance que le salarié se trouvait, lors de son trajet lieu de travail-domicile, dans le véhicule professionnel mis à sa disposition, ne pouvait suffire à rattacher les faits commis dans la sphère privée à sa vie professionnelle.

La Cour ajoute que les faits ne constituaient pas un manquement du salarié aux obligations découlant de son contrat de travail, et ne pouvaient pas justifier le licenciement prononcé pour motif disciplinaire. Le licenciement est donc privé de cause réelle et sérieuse.

En réalité, l’employeur a manqué de jugeotte en frappant aussi fort : les circonstances ici intimement liées à la vie privée (si l’on ose dire) excluaient très probablement la possibilité de retenir la faute grave.

Il y a donc lieu de faire preuve de prudence et de discernement dans la prise de toutes décisions disciplinaires sitôt que l’on s’approche plus ou moins de la sphère privée du salarié.

Sébastien Bourdon

L’avocat enquêteur

Droit Social

L’avocature est un métier qui, comme bien d’autres, se doit d’évoluer et de s’adapter. Cela vaut pour les technologies (ainsi de la possible dématérialisation du procès #laboratoiredecyberjustice) comme des pratiques. C’est ainsi que s’est développé ces dernières années le rôle de « l’avocat enquêteur », en diverses matières, et plus particulièrement en matière de droit du travail.

Plus du tout à fait défenseur, et moins conseil, l’avocat s’est rendu indispensable comme porteur d’une indéniable compétence professionnelle et garant d’une confidentialité nécessaire.

Alors qu’est-ce qu’une enquête interne ? Elle est ainsi définie par le #CNB dans son guide sur les enquêtes internes :

« L’enquête interne est le processus lancé par l’entreprise afin de lui permettre, lorsqu’elle est confrontée à des soupçons d’agissements pouvant constituer une violation de ses règles internes ou de la règlementation, législation lui étant applicable, de déterminer si ces soupçons sont fondés ou non. Son objet est d’établir les circonstances d’une situation factuelle afin de permettre à l’entreprise de prendre, le cas échéant, les mesures appropriées (résiliations de contrats, sanctions disciplinaires, changement de dirigeants, renforcement des contrôles et de sa politique de conformité…) et de gérer les conséquences qui peuvent s’en suivre ».

Dans ce contexte, il appartient à l’avocat saisi par l’employeur (les frais étant à la charge de ce dernier), d’effectuer, en toute indépendance, tel Hercule Poirot, les investigations nécessaires à la qualification des faits, afin de permettre, le cas échéant, à son mandant d’effectuer les correctifs nécessaires.

L’initiative de la saisine de l’avocat appartient donc à l’employeur, garant de la sécurité et de la santé de ses salariés. Il devra profiter de la mise en place de cette enquête pour déterminer la véracité des allégations et, le cas échéant, mettre ensuite en œuvre les moyens nécessaires pour solutionner une situation anormale et périlleuse.

Il peut ainsi arriver que l’avocat enquêteur n’apporte pas de bonnes nouvelles, pointant les manquements parfois graves de celui même qui l’a missionné.  Surgit alors la tentation antique de l’abattre, sans autre forme de procès.

C’est là une erreur de débutant : on ne peut décemment et efficacement régler les problèmes qu’en les connaissant et leur révélation permet de ne pas passer à côté de situations mortifères pour une entreprise.

S’il n’assure plus ici le rôle classique de conseil de l’entreprise, l’avocat enquêteur n’en est donc pas moins utile à celui qui le rémunère.

Sébastien Bourdon

Le management toxique peut se distinguer du harcèlement moral

Droit Social

Le harcèlement moral, c’est interdit, et s’y adonner sans vergogne peut justifier un licenciement pour faute grave. Pourtant, parce qu’on aime la complexification en droit du travail, un management toxique, mais dénué de toute teinte harcelante pour les subordonnés, peut quand même fonder un licenciement pour faute grave, comme vient de le dire la Cour de cassation (Cass. soc. 14-2-2024 n° 22-14.385 F-D).

En effet, selon la Cour suprême, des méthodes de gestion de nature à impressionner les subordonnés et à nuire à leur santé constituent une faute grave, sans que la qualification de harcèlement moral soit exigée.

En l’espèce, la directrice d’une association gestionnaire d’un établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes avait été licenciée pour faute grave après que diverses sources concordantes et étayées l’aient accusée d’être la cause d’un mal-être et une souffrance de la majorité du personnel (avec diverses conséquences préjudiciables, telles que démissions etc.).

Pour juger le licenciement sans cause réelle et sérieuse, la Cour d’appel avait reproché à l’employeur de ne pas avoir engagé d’enquête interne pour vérifier que les faits rapportés étaient effectivement constitutifs de harcèlement moral imputables à la directrice, estimant que les pièces versées étaient insuffisantes à le démontrer.

Plus spécifiquement, pour la Cour d’appel, la dénonciation d’un climat de travail tendu, de conditions et de relations de travail effectivement difficiles et heurtées, ne pouvait valoir qualification de harcèlement moral, pas plus que les décisions sur l’affectation des salariées, la surcharge de travail ou la situation de tension voire de stress ou de contrariété, quel qu’en soit l’intensité. Il n’y avait donc pas de faute grave.

A la lecture, on constate que si la cour d’appel n’avait pas voulu décorréler la faute grave du harcèlement moral, la Cour de cassation, pour casser l’arrêt rendu, énonce qu’un mode de gestion inapproprié de nature à impressionner et nuire à la santé des subordonnés, est à lui seul de nature à caractériser un comportement rendant impossible le maintien dans l’entreprise.

L’obligation de prévention des risques professionnels des salariés est générale et ne saurait effectivement être cantonnée au seul harcèlement moral (ou sexuel).

Sébastien Bourdon

En-deçà de cette limite, l’illicite est acceptable

Droit Social

L’idée que l’illicite est parfois autorisé, comme l’affirme la Cour de cassation ces temps derniers, nécessite évidemment encore quelques développements. Dans une décision récente, la Cour s’y est donc à nouveau collée (Cass. soc. 14-2-2024 n° 22-23.073 F-B, B. c/ Sté Pharmacie mahoraise).
 

Les faits de l’espèce se sont déroulés dans une pharmacie équipée de caméras de vidéosurveillance destinées à la protection et la sécurité des biens et des personnes dans les locaux, mais dont la consultation avait permis de relever diverses malversations commises par une employée peu regardante (saisie d’une quantité de produits inférieure à ceux réellement vendus, vente de produits à des prix inférieurs au prix de vente, absence d’enregistrement de vente de produits délivrés au client) et ayant motivé son licenciement pour faute grave.

La cour le rappelle à cette occasion : l’illicéité dans l’obtention ou la production d’un moyen de preuve ne conduit pas nécessairement à l’écarter des débats. Au juge de décider si une telle preuve porte une atteinte au caractère équitable de la procédure dans son ensemble. Il arrive que l’on verse aux débats des éléments portant atteinte à d’autres droits que celui de la preuve, à condition que cette production soit indispensable à son exercice et que l’atteinte soit strictement proportionnée au but poursuivi.

La présence de cette caméra et le contrôle ainsi effectué sur ceux qui passaient devant étaient ils légitimes ? Ne pouvait on imaginer moyen moins attentatoire à la vie personnelle du salarié ?

En réalité, et la Cour le constate, la caméra avait été installée pour que l’on puisse comprendre comment se produisaient les divers chapardages déjà constatés par l’inventaire des stocks.

Contrôle opéré sur seulement quinze jours par la seule dirigeante, il avait suffi à comprendre le mystère de la pharmacie et repérer la coupable.

C’est ainsi le caractère limité dans le temps et dans les formes de ce contrôle qui en a atténué l’illicéité aux yeux de la Cour : la salariée avait certes le droit au respect de sa vie privée, mais l’employeur n’était pas moins légitime à veiller à la protection de ses biens.

En conséquence, la production de données personnelles issues du système de vidéosurveillance était indispensable à l’exercice du droit à la preuve de l’employeur et proportionnée au but poursuivi, de sorte que les pièces litigieuses étaient recevables.

Il est possible de pousser un peu le bouchon, mais attention, pas trop loin tout de même !

Sébastien Bourdon

Fixation des objectifs : attention à la date !

Droit Social

Dans la vie, il est recommandé de se tenir à ses engagements et plus encore lorsqu’on les formalise contractuellement.

En droit du travail, la question de la fixation d’objectifs prévue par le contrat de travail a ainsi donné lieu à une abondante jurisprudence et récemment encore, dans un arrêt du 31 janvier 2024, la chambre sociale de la Cour de cassation a rappelé que l’employeur peut modifier des objectifs qu’il a fixés unilatéralement, mais à condition d’en informer le salarié en début d’exercice. A défaut, la sanction est implacable : la part variable lui est intégralement due.

Outil de motivation des troupes, les objectifs d’un salarié conditionnant la partie variable de sa rémunération, peuvent être définis par l’employeur dans le cadre de son pouvoir de direction (Cass. soc. 22-5-2001 no 99-41.838 F-P).

A l’impossible nul n’étant tenu, les objectifs doivent être réalistes et réalisables (Cass. soc. 13-1-2009 no 06-46.208 FS-PB) et évidemment portés à la connaissance du salarié en début d’exercice (Cass. soc. 2-3-2011 no 08-44.977 FP-PB), sauf si des circonstances particulières rendent impossible leur fixation à cette date, chose sur laquelle le juge exerce son contrôle (Cass. soc. 21-9-2017 no 16-20.426 FS-PB).

La récente décision dont il est ici objet vient illustrer une nouvelle fois ces principes.

En l’espèce, un salarié, arguant de ce qu’aucun objectif ne lui avait été fixé à son arrivée dans l’entreprise, réclamait le paiement de l’intégralité de sa part variable (au regard de la jurisprudence, ça se tentait). Pour le débouter de sa demande, la cour d’appel avait relevé qu’il avait été informé des objectifs à atteindre en cours d’exercice, partant du principe que cette fixation tardive palliait à la carence d’origine.

Très logiquement, la Cour de cassation censure et rappelle que lorsque les objectifs sont définis unilatéralement par l’employeur dans le cadre de son pouvoir de direction, ceux-ci doivent être réalisables et portés à la connaissance du salarié en début d’exercice. À défaut, c’est la sentence maximale qui tombe : la part variable doit être payée intégralement au salarié, comme s’il avait atteint les objectifs fixés.

Le contrat est dur, mais c’est le contrat !

Sébastien Bourdon

Amazon : une décision exemplaire de la Cnil ?

Droit Social

Le sujet de la surveillance persiste à être d’une actualité brûlante, ce qui est cohérent dans une société s’interrogeant légitimement sur les limites de cette dernière, qu’elles soient pratiques, philosophiques ou juridiques (justement).

La CNIL a dans une décision du 27 décembre dernier, infligé une amende de – excusez du peu - 32 millions d’Euros à Amazon, sanctionnant le système de surveillance de ses salariés.

Qu’est-il reproché au géant américain de la distribution : d’avoir mis en place un système de surveillance de l’activité et des performances des salariés excessivement intrusif par le biais de boitiers de scan. La société est à cette occasion également sanctionnée pour son dispositif de vidéosurveillance sans information et insuffisamment sécurisé (Délib. Cnil 27-12-2023 no 2023-21).

L’importance de la décision et les montants en jeu justifient quelques explications.

Au début de l’histoire, la Cnil a été saisie de plusieurs plaintes de salariés et avait également été préalablement alertée par des coupures de presse afférente au suivi du travail des salariés dans les entrepôts d’Amazon (sans blague !). Elle a alors engagé plusieurs missions de contrôle qui ont finalement abouti à cette condamnation maousse.

L’organisation du travail est la suivante : les salariés travaillant au sein des entrepôts sont chargés, d’une part, de réceptionner et stocker les articles provenant des fournisseurs et, d’autre part, de prélever et d’emballer ces articles en vue de leur envoi aux clients dans le cadre de l’exécution de leurs commandes. La répartition des tâches fait la répartition des salariés.

L’activité des salariés est suivie en temps réel via des scanners – petits boitiers dotés d’un écran qui permettent au salarié de s’identifier et de recevoir des consignes ainsi que d’un lecteur à code-barre permettant de scanner les étiquettes des articles qu’il traite, ou encore des emplacements sur lesquels il range ou prélève les articles.

Cette petite « merveille » technologique permettait de collecter en continu toutes sortes de données, comme la bonne progression de chaque article tout au long des différentes étapes de préparation et de distribution. Mais surtout, cela rendait possible la mesure de l’activité des salariés en décomptant le nombre d’unités qu’ils traitaient sur une période donnée, en comptabilisant les périodes de temps durant lesquelles ils n’en traitaient aucune (décompte des interruptions du temps de travail). Le boitier permettait également d’analyser le niveau de qualité avec lequel ces unités étaient traitées au regard de critères détaillés (43 !). Enfin, le scanner permettait aussi de repérer des erreurs ou des probabilités d’erreur.

Pour justifier un flicage aussi systématique que précis, Amazon mettait en avant des impératifs de qualité et de sécurité, la gestion la charge et du temps de travail, l’évaluation des salariés etc.

La Cnil fait ici logiquement son travail et recherche sur quelle disposition du RGPD la société a pu s’appuyer pour justifier la mise en place de ce processus de contrôle et de collecte des données. Il en ressort l’article 6 du RGPD qui permet un traitement de données personnelles sur la base légale de l’intérêt légitime, la Cnil écartant les autres motifs (sauvegarde d’intérêts vitaux, exécution d’une mission d’intérêt public, etc.).

La Cnil ne conteste pas qu’Amazon ait des impératifs de service aux clients un peu hors-normes au regard des quantités dont il est question, ce qui pouvait justifier un suivi très précis en temps réel de toutes les manipulations des objets dans l’entrepôt et de la situation de chaque poste de travail et donc de chaque salarié. Toutefois, elle s’offusque quand même de l’ampleur du dispositif et le considère comme excessif.

Sont ainsi pointés :

Les indicateurs mesurant les temps d’inactivité. Pour la Cnil, la rigueur et la précision de ce système de mesure justifie qu’il soit qualifié d’illégal comme portant une atteinte disproportionnée aux droits des salariés à la vie privée, à la protection de leurs données personnelles, à des conditions de travail qui respectent leur sécurité, leur santé et leur dignité et en particulier au droit de ne pas faire l’objet d’une surveillance excessive en application de l’article L 1121-1 du Code du travail (pour ce qui est du contrôle du temps de travail, l’argument est considéré comme inopérant du fait de l’existence d’un système de pointage à l’arrivée et au départ de la journée).

L’indicateur permettant d’identifier si l’article a été rangé dans les 1,25 seconde du rangement de l’article précédent (!), comme excédant les intérêts légitimes de la société.

La conservation de toutes les données recueillies par le dispositif ainsi que les indicateurs statistiques en découlant, pour tous les salariés et intérimaires, pendant 31 jours.

Amazon France Logistique est condamnée à une amende de 32 millions d’euros. Un tel montant ne se détermine évidemment pas au doigt mouillé et la CNIL a pris en compte les éléments suivants :

Les traitements des données des salariés au moyen des scanners conduisaient à un suivi très resserré et détaillé du travail des salariés, portant une atteinte disproportionnée à leurs droits et libertés au regard des objectifs économiques et commerciaux de la société ;

Le nombre important de personnes concernées, à savoir plusieurs milliers ;

Le chiffre d’affaire de la société : 1,135 milliard d’Euros en 2021 pour un résultat net de 58,9 millions d’Euros ;

Les contraintes imposées aux salariés via ce suivi informatique participaient directement aux gains économiques de la société et lui permettaient de bénéficier d’un avantage concurrentiel sur les autres entreprises du secteur de la vente en ligne.

Enfin, contrairement aux discours tenus, les changements annoncés par la société n’étaient toujours pas mis en œuvre au jour de la séance de délibération, au terme de trois années de procédure.

Last, but not least, la société est également condamnée pour des manquements liés au dispositif de vidéosurveillance : ne pas avoir fourni les coordonnées du délégué à la protection des données personnelles, ne pas avoir informé les personnes concernées de la durée de conservation des données et de leur droit d’introduire une réclamation devant la Cnil en violation des articles 13.1 et 13.2 du RGPD et un manquement à l’article 32 du RGPD constitué par l’absence de traçabilité des accès à la vidéosurveillance compliquant le travail d’investigation en cas d’accès frauduleux, de détérioration ou de suppression d’images. La Cnil souligne également que le mot de passe d’accès au dispositif de vidéosurveillance n’était pas suffisamment sécurisé.

Rappelons que les décisions de la Cnil sont susceptibles de recours devant le Conseil d’Etat et qu’Amazon a déjà indiqué entendre poursuivre cette voie.

En condamnant de manière aussi exemplaire une société emblématique d’un système, la Cnil vient indéniablement de rappeler son existence, et de ce qu’il serait imprudent de faire comme si elle n’existait pas dans l’analyse des risques auxquels s’expose toute entreprise installant des systèmes de mesure et de surveillance.

Sébastien Bourdon

L’appréciation des difficultés économiques dans la durée

Droit Social

Rappelons le contexte légal : depuis le 1er décembre 2016, l’article L 1233-3 du Code du travail fixe des critères objectifs permettant d’établir l’existence de difficultés économiques de nature à justifier un licenciement économique.

Lesdites difficultés doivent être caractérisées soit par l’évolution significative d’au moins un indicateur économique tel qu’une baisse des commandes ou du chiffre d’affaires, des pertes d’exploitation ou une dégradation de la trésorerie ou de l’excédent brut d’exploitation (EBE), soit par tout autre élément de nature à justifier de ces difficultés.

Contrairement à ce qu’elle prévoit pour la baisse des commandes ou du chiffre d’affaires, la loi n’exige pas de condition temporelle pour établir l’existence de difficultés économiques résultant de pertes d’exploitation ou d’une dégradation de la trésorerie ou de l’EBE : c’est par une formule vague – une « évolution significative » de ces indicateurs – qu’elle matérialise son exigence.

Voilà qui laisse de la marge à la Cour de cassation pour préciser le propos du législateur.

Après un arrêt sur la dégradation de l’EBE et la nécessité d’un « caractère sérieux et durable » (Cass. Soc. 1-2-2023 no 20-19.661 FS-B : FRS 4/23), la Cour de cassation s’est prononcée dans cet arrêt du 18 octobre 2023 sur la question des pertes d’exploitation (Cass. soc. 18-10-2023 n° 22-18.852 F-B, D. C/Sté C-Quadrat asset management France).

En l’espèce, une entreprise supprime cinq postes en raison de difficultés économiques se traduisant, à l’échelle du secteur d’activité du groupe dont elle relève, « par des résultats d’exploitation déficitaires depuis 3 années et compromettant la compétitivité et la capacité de l’entreprise à maintenir et développer ses activités ».

Une salariée conteste son licenciement, arguant de ce que les difficultés économiques invoquées par l’employeur ne sont pas avérées en raison, notamment, de l’augmentation constante sur la période du chiffre d’affaires et de la baisse des pertes d’exploitation.

Pour justifier de sa situation économique dans le cadre de l’instance prud’homale, l’entreprise produit un tableau faisant apparaître, s’agissant du secteur d’activité en cause, l’existence de pertes d’exploitation en 2015, 2016 et 2017 nonobstant un chiffre d’affaires en hausse. Cela suffit à convaincre la Cour d’appel, moins pusillanime, de la réalité des difficultés économiques.

La Cour de cassation trouvant que la Cour d’appel est allée un peu vite en besogne, casse pour manque de base légale : le seul constat de pertes d’exploitation sur trois ans est insuffisant à caractériser une évolution significative.

Il ne faut pas nécessairement tirer de cette décision qu’il faudrait attendre d’être exsangue pour agir, cet arrêt n’évoque que la durée des difficultés, pas leur ampleur : ainsi, des pertes abyssales, même sur moins de trois ans, pourraient a contrario justifier des licenciements intervenus.

Sébastien Bourdon

L’illicite devenu mode de preuve

Droit Social

Voilà une décision que l’on sentait un peu arriver : l’assemblée plénière de la Cour de cassation a tranché, il est désormais loisible au juge de tenir compte d’éléments de preuve obtenus de manière déloyale (Cass. ass. plén. 22-12-2023 n° 20-20.648 BR, Sté Abaque bâtiment services c/ B.Cass ;. ass. plén. 22-12-2023 n° 21.11.330 BR, Sté Rexel Développement c/ B).

En réalité, si cette décision a tout l’air d’un revirement de jurisprudence, elle ne consiste qu’en un alignement avec la jurisprudence européenne.

Dans une première affaire, un responsable commercial « grands comptes » contestait son licenciement pour faute grave, arguant notamment de ce que l’employeur avait utilisé des enregistrements clandestins pour attester de ce qu’il avait expressément refusé de fournir à son employeur le suivi de son activité commerciale. Les juges du fond avaient tranché en sons sens.

L’employeur a alors formé un pourvoi en cassation, arguant de ce « que lenregistrement audio, même obtenu à linsu dun salarié, est recevable et peut être produit et utilisé en justice dès lors qu’il ne porte pas atteinte aux droits du salarié, qu’il est indispensable au droit à la preuve et à la protection des intérêts de l’employeur et qu’il a pu être discuté dans le cadre d’un procès équitable ».

La Cour de cassation devait donc trancher, non pas sur le fait que la preuve était déloyale – elle l’était indéniablement, s’agissant d’un enregistrement audio réalisé à l’insu de l’intéressé – mais sur la possibilité de l’utiliser en justice.

Le principe jusqu’alors était limpide : le juge ne pouvait pas tenir compte de la preuve obtenue de manière déloyale (« recueillie à linsu dune personne, grâce à une manœuvre ou à un stratagème ») (Cass. ass. plén. 7-1-2011 nos 09-14.316 et 09-14.667 PBRI : RJDA 7/11 no 653).

Mais ça c’était avant : paraphrasant de Gaulle, la chambre plénière de la Cour de cassation a sauté sur sa chaise comme un cabri en disant « l’Europe ! L’Europe ! L’Europe ! » et a aligné sur sa jurisprudence sur celle de la Cour européenne des droits de l’homme. En effet, cette juridiction ne tient pas par principe pour irrecevables des preuves considérées comme déloyales, estimant qu’il « appartient au juge de mettre en balance les différents droits et intérêts en présence ».

La Cour de cassation invoque ensuite la jurisprudence pénale aux termes de laquelle « aucune disposition légale ne permet au juge répressif d’écarter les moyens de preuve produits par des particuliers au seul motif quils auraient été obtenus de façon illicite ou déloyale » (Cass. crim. 11-6-2002 no 01-85.559 P).

Enfin, considérant que ce qui n’est pas clair est incertain (ou l’inverse), la chambre plénière propose « un abandon du principe de lirrecevabilité des preuves considérées comme déloyales ».

Ainsi et désormais : « dans un procès civil, l’illicéité ou la déloyauté dans l’obtention ou la production d’un moyen de preuve ne conduit pas nécessairement à l’écarter des débats. Le juge doit, lorsque cela lui est demandé, apprécier si une telle preuve porte une atteinte au caractère équitable de la procédure dans son ensemble, en mettant en balance le droit à la preuve et les droits antinomiques en présence, le droit à la preuve pouvant justifier la production d’éléments portant atteinte à d’autres droits à condition que cette production soit indispensable à son exercice et que l’atteinte soit strictement proportionnée au but poursuivi ».

Il s’agit, explique la Cour de cassation dans son communiqué, de répondre « à la nécessité de ne pas priver un justiciable de la possibilité de faire la preuve de ses droits, lorsque la seule preuve disponible pour lui suppose, pour son obtention, une atteinte aux droits de la partie adverse ».

Mais pas d’inquiétude toutefois, la solution a ses nuances, et si la preuve déloyale n’est plus d’office irrecevable, les conditions requises pour l’invoquer restent restrictives : ainsi et notamment, le juge doit rechercher si l’employeur ne pouvait pas atteindre un résultat identique en utilisant d’autres moyens plus respectueux de la vie personnelle du salarié, et doit, enfin, apprécier le caractère proportionné de l’atteinte ainsi portée à la vie personnelle au regard du but poursuivi (Cass. soc. 8-3-2023 no 21-20.798 FS-D, 21-17.802 FS-B et 21-20.848 FS-B : RJS 5/23 no 235).

La seconde affaire illustre une autre contrainte empêchant l’utilisation malgré tout de la preuve déloyale, s’agissant ici de la vie privée d’un salarié.

Un salarié absent ayant laissé son compte Facebook ouvert, un remplaçant indélicat (et plutôt très regardant que pas) l’avait consulté. Il avait à cette occasion découvert que son camarade de bureau sous-entendait en des termes inélégants et inappropriés que la promotion dont avait bénéficié l’intérimaire était liée à son orientation sexuelle et à celle de son supérieur hiérarchique. Le salarié intérimaire avait alors transmis cet échange à l’employeur ce qui avait entraîné le licenciement pour faute grave du salarié.

Cette fois, ça ne passe pas, l’Assemblée plénière refuse à l’employeur la possibilité d’invoquer cet élément de preuve au soutien du licenciement du salarié. Solution logique, « un motif tiré de la vie personnelle du salarié ne peut justifier, en principe, un licenciement disciplinaire, sauf s’il constitue un manquement de l’intéressé à une obligation découlant de son contrat de travail » (cf. ma chronique précédente sur le contenu d’une messagerie privée attestant de manquements commis par des infirmières sur leur lieu de travail). Ce qui n’était évidemment pas le cas en l’espèce, « une conversation privée qui n’était pas destinée à être rendue publique ne pouvant constituer un manquement du salarié aux obligations découlant du contrat de travail, il en résulte que le licenciement, prononcé pour motif disciplinaire, est insusceptible d’être justifié ».

Il est vrai que dire des trucs moches à propos de ses collègues sur Messenger ne constitue pas en soi une faute grave, sans quoi, l’on assisterait à une explosion des ruptures de contrat !

Sébastien Bourdon

Vie privée et droit à la preuve

Droit Social

On s’en échange des choses de nos jours sur les réseaux sociaux : publiquement, comme dans un cercle qu’on imagine - ou espère - restreint, ou par messagerie privée. C’est sur cette dernière situation que s’est penchée la Cour de cassation, livrant au passage une décision éclairante sur la question de la preuve (Cass. soc. 4-10-2023 nos 21-25.452 F-D et 22-18.217 F-D).

En l’espèce, et on en imagine certains légitimement bondir, un employeur avait produit en justice des photographies échangées par des salariées sur un groupe Messenger (auquel il n’était évidemment pas partie).

L’affaire évoque les développements scabreux d’une comédie cinématographique grivoise du siècle dernier : des infirmières sont licenciées pour faute grave pour avoir introduit et consommé de l’alcool à plusieurs reprises au sein de l’hôpital, organisé des festivités pendant le temps de travail – ce qui avait conduit à des mauvais traitements infligés à des patients ! – ainsi que d’avoir participé à une séance photo en maillot de bain au temps et sur le lieu de travail.

Pour établir la gravité des manquements (à l’uniforme), l’hôpital avait produit plusieurs témoignages (dont une alerte anonyme), les constatations consécutives à une ouverture des vestiaires du personnel et des photographies et messages échangés sur Messenger.

Choquées de se retrouver en maillot de bain dans un dossier prud’homal, les infirmières ont contesté la recevabilité en justice des photographies publiées sur un réseau privé, comme étant de nature à porter atteinte à leur vie privée. Il faut ici préciser que l’employeur avait reçu ces clichés d’une salariée faisant partie du groupe Messenger.

Pour la cour d’appel, il n’y avait pas débat quant à la possibilité de les produire : ces photographies ayant été prises sur le lieu de travail et à destination d’une ancienne collègue, elles relevaient donc de la sphère professionnelle. De surcroît, elles révélaient un comportement à tout le moins contraire aux obligations professionnelles des salariées.

La Cour de cassation, à son tour saisie, considère que la production desdites photographies litigieuses porte atteinte à la vie privée des salariées (sans préciser si leur caractère dénudé en est la cause, ou simplement par leur provenance), mais elle entérine quand même leur recevabilité.

Elle en revient aux fondamentaux, c’est-à-dire au mécanisme du droit à la preuve (articles 6 et 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales) : l’illicéité d’un moyen de preuve n’entraîne pas nécessairement son rejet des débats.

Le juge doit en effet apprécier si l’utilisation de cette preuve a porté atteinte au caractère équitable de la procédure dans son ensemble, en mettant en balance le droit au respect de la vie personnelle du salarié et le droit à la preuve. Ce dernier peut justifier la production d’éléments portant atteinte à la vie personnelle d’un salarié à la condition que cette production soit indispensable à l’exercice de ce droit et que l’atteinte soit strictement proportionnée au but poursuivi (Cass. soc. 8-3-2023 nos 21-20.798 FS-D, 21-17.802 FS-B et 21-20.848 FS-B).

Elle rappelle donc que la production des photographies extraites du compte Messenger portait atteinte à la vie privée des salariées, mais n’en était pas moins indispensable à l’exercice du droit à la preuve et proportionnée au but poursuivi, soit la défense de l’intérêt légitime de l’employeur à la protection des patients confiés aux soins des infirmières employées dans l’établissement.

S’agissant de la consommation d’alcool, elle était de toute façon suffisamment établie par la fouille des vestiaires et les témoignages versés (les officiels confirmant l’anonyme, donnant à ce dernier valeur probante).

Il n’est probablement pas anodin que ce mode de preuve ait été d’autant plus validé par la Cour de cassation qu’étaient en jeu des comportements particulièrement limites au sein d’un hôpital…

Sébastien Bourdon

Modes de preuve et surveillance discrète

Droit Social

Quoi de plus difficile en justice que d’établir la preuve, qu’il s’agisse de culpabilité ou d’innocence ?

Et c’est ainsi qu’est née dans certaines activités professionnelles la pratique dite du « client mystère ». On en rappelle le principe : une société en mandate une autre afin qu’elle fasse intervenir des personnes faussement clientes de leurs prestations pour enquêter sur les bonnes pratiques de ses salariés.

Dans un arrêt récent, la Cour de cassation a confirmé la légalité de cette pratique à la condition que le salarié ait été préalablement informé de cette pratique (Cass. soc. 6-9-2023 n° 22-13.783 F-B, Y. c/ Sté Autogrill aéroports).

Il est vrai que l’on pouvait éventuellement s’interroger sur la loyauté d’un tel procédé, tant il pourrait ressembler, pardonnez l’expression, à un coup monté de flics ripoux pour obtenir un flag.

En l’espèce, un salarié travaillant dans un restaurant libre-service s’était vu notifier une mise à pied disciplinaire, puis un licenciement, en raison de plusieurs fautes. L’employeur lui reprochait de ne pas respecter les procédures d’encaissement mises en place dans l’entreprise, en particulier de ne pas avoir, à plusieurs reprises, édité et remis de ticket de caisse aux clients lors de l’encaissement.

Pour établir la preuve de ces fautes, l’employeur avait fait intervenir une société pour effectuer des contrôles en qualité de « client mystère », ce qui lui avait permis de constater de manière irréfragable qu’aucun ticket de caisse n’avait été remis après l’encaissement de la somme demandée.

Le salarié contestait la recevabilité de cette preuve, estimant que l’employeur avait ainsi eu recours à un stratagème déloyal rendant cette preuve illicite.

Pour la Cour de cassation, le salarié ayant été informé au préalable de l’existence du dispositif mis en œuvre à son égard, la méthode utilisée par l’employeur était licite (l’article L 1222-3 du Code du travail).

L’employeur n’avait en effet pas mégoté sur le sujet. L’information préalable du salarié était attestée par la production :

  • d’un compte-rendu de réunion du comité d’entreprise faisant état de la visite de « clients mystères » avec mention du nombre de leurs passages ;
  • et d’une note d’information des salariés sur le dispositif dit du « client mystère », expliquant son fonctionnement et son objectif.

La Cour de cassation ayant pour habitude de ne répondre qu’aux questions qu’on lui pose, reste en suspens la question de la justification du recours à un tel dispositif de contrôle. Pour être licite, un dispositif de contrôle et de surveillance ne doit pas apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché (C. trav. art. L 1121-1).

En l’espèce, s’agissant d’un contrôle ponctuel, de nature à être utile au bon fonctionnement de l’entreprise et dans une transparence relative, il est plus que probable que sa légitimité aurait été constatée.

Dès lors que le dispositif mis en œuvre était licite, l’employeur pouvait donc utiliser les résultats au soutien d’une procédure disciplinaire, ayant fait la preuve des griefs soulevés.

Sébastien Bourdon