L’appréciation des difficultés économiques dans la durée

Droit Social

Rappelons le contexte légal : depuis le 1er décembre 2016, l’article L 1233-3 du Code du travail fixe des critères objectifs permettant d’établir l’existence de difficultés économiques de nature à justifier un licenciement économique.

Lesdites difficultés doivent être caractérisées soit par l’évolution significative d’au moins un indicateur économique tel qu’une baisse des commandes ou du chiffre d’affaires, des pertes d’exploitation ou une dégradation de la trésorerie ou de l’excédent brut d’exploitation (EBE), soit par tout autre élément de nature à justifier de ces difficultés.

Contrairement à ce qu’elle prévoit pour la baisse des commandes ou du chiffre d’affaires, la loi n’exige pas de condition temporelle pour établir l’existence de difficultés économiques résultant de pertes d’exploitation ou d’une dégradation de la trésorerie ou de l’EBE : c’est par une formule vague – une « évolution significative » de ces indicateurs – qu’elle matérialise son exigence.

Voilà qui laisse de la marge à la Cour de cassation pour préciser le propos du législateur.

Après un arrêt sur la dégradation de l’EBE et la nécessité d’un « caractère sérieux et durable » (Cass. Soc. 1-2-2023 no 20-19.661 FS-B : FRS 4/23), la Cour de cassation s’est prononcée dans cet arrêt du 18 octobre 2023 sur la question des pertes d’exploitation (Cass. soc. 18-10-2023 n° 22-18.852 F-B, D. C/Sté C-Quadrat asset management France).

En l’espèce, une entreprise supprime cinq postes en raison de difficultés économiques se traduisant, à l’échelle du secteur d’activité du groupe dont elle relève, « par des résultats d’exploitation déficitaires depuis 3 années et compromettant la compétitivité et la capacité de l’entreprise à maintenir et développer ses activités ».

Une salariée conteste son licenciement, arguant de ce que les difficultés économiques invoquées par l’employeur ne sont pas avérées en raison, notamment, de l’augmentation constante sur la période du chiffre d’affaires et de la baisse des pertes d’exploitation.

Pour justifier de sa situation économique dans le cadre de l’instance prud’homale, l’entreprise produit un tableau faisant apparaître, s’agissant du secteur d’activité en cause, l’existence de pertes d’exploitation en 2015, 2016 et 2017 nonobstant un chiffre d’affaires en hausse. Cela suffit à convaincre la Cour d’appel, moins pusillanime, de la réalité des difficultés économiques.

La Cour de cassation trouvant que la Cour d’appel est allée un peu vite en besogne, casse pour manque de base légale : le seul constat de pertes d’exploitation sur trois ans est insuffisant à caractériser une évolution significative.

Il ne faut pas nécessairement tirer de cette décision qu’il faudrait attendre d’être exsangue pour agir, cet arrêt n’évoque que la durée des difficultés, pas leur ampleur : ainsi, des pertes abyssales, même sur moins de trois ans, pourraient a contrario justifier des licenciements intervenus.

Sébastien Bourdon

L’illicite devenu mode de preuve

Droit Social

Voilà une décision que l’on sentait un peu arriver : l’assemblée plénière de la Cour de cassation a tranché, il est désormais loisible au juge de tenir compte d’éléments de preuve obtenus de manière déloyale (Cass. ass. plén. 22-12-2023 n° 20-20.648 BR, Sté Abaque bâtiment services c/ B.Cass ;. ass. plén. 22-12-2023 n° 21.11.330 BR, Sté Rexel Développement c/ B).

En réalité, si cette décision a tout l’air d’un revirement de jurisprudence, elle ne consiste qu’en un alignement avec la jurisprudence européenne.

Dans une première affaire, un responsable commercial « grands comptes » contestait son licenciement pour faute grave, arguant notamment de ce que l’employeur avait utilisé des enregistrements clandestins pour attester de ce qu’il avait expressément refusé de fournir à son employeur le suivi de son activité commerciale. Les juges du fond avaient tranché en sons sens.

L’employeur a alors formé un pourvoi en cassation, arguant de ce « que lenregistrement audio, même obtenu à linsu dun salarié, est recevable et peut être produit et utilisé en justice dès lors qu’il ne porte pas atteinte aux droits du salarié, qu’il est indispensable au droit à la preuve et à la protection des intérêts de l’employeur et qu’il a pu être discuté dans le cadre d’un procès équitable ».

La Cour de cassation devait donc trancher, non pas sur le fait que la preuve était déloyale – elle l’était indéniablement, s’agissant d’un enregistrement audio réalisé à l’insu de l’intéressé – mais sur la possibilité de l’utiliser en justice.

Le principe jusqu’alors était limpide : le juge ne pouvait pas tenir compte de la preuve obtenue de manière déloyale (« recueillie à linsu dune personne, grâce à une manœuvre ou à un stratagème ») (Cass. ass. plén. 7-1-2011 nos 09-14.316 et 09-14.667 PBRI : RJDA 7/11 no 653).

Mais ça c’était avant : paraphrasant de Gaulle, la chambre plénière de la Cour de cassation a sauté sur sa chaise comme un cabri en disant « l’Europe ! L’Europe ! L’Europe ! » et a aligné sur sa jurisprudence sur celle de la Cour européenne des droits de l’homme. En effet, cette juridiction ne tient pas par principe pour irrecevables des preuves considérées comme déloyales, estimant qu’il « appartient au juge de mettre en balance les différents droits et intérêts en présence ».

La Cour de cassation invoque ensuite la jurisprudence pénale aux termes de laquelle « aucune disposition légale ne permet au juge répressif d’écarter les moyens de preuve produits par des particuliers au seul motif quils auraient été obtenus de façon illicite ou déloyale » (Cass. crim. 11-6-2002 no 01-85.559 P).

Enfin, considérant que ce qui n’est pas clair est incertain (ou l’inverse), la chambre plénière propose « un abandon du principe de lirrecevabilité des preuves considérées comme déloyales ».

Ainsi et désormais : « dans un procès civil, l’illicéité ou la déloyauté dans l’obtention ou la production d’un moyen de preuve ne conduit pas nécessairement à l’écarter des débats. Le juge doit, lorsque cela lui est demandé, apprécier si une telle preuve porte une atteinte au caractère équitable de la procédure dans son ensemble, en mettant en balance le droit à la preuve et les droits antinomiques en présence, le droit à la preuve pouvant justifier la production d’éléments portant atteinte à d’autres droits à condition que cette production soit indispensable à son exercice et que l’atteinte soit strictement proportionnée au but poursuivi ».

Il s’agit, explique la Cour de cassation dans son communiqué, de répondre « à la nécessité de ne pas priver un justiciable de la possibilité de faire la preuve de ses droits, lorsque la seule preuve disponible pour lui suppose, pour son obtention, une atteinte aux droits de la partie adverse ».

Mais pas d’inquiétude toutefois, la solution a ses nuances, et si la preuve déloyale n’est plus d’office irrecevable, les conditions requises pour l’invoquer restent restrictives : ainsi et notamment, le juge doit rechercher si l’employeur ne pouvait pas atteindre un résultat identique en utilisant d’autres moyens plus respectueux de la vie personnelle du salarié, et doit, enfin, apprécier le caractère proportionné de l’atteinte ainsi portée à la vie personnelle au regard du but poursuivi (Cass. soc. 8-3-2023 no 21-20.798 FS-D, 21-17.802 FS-B et 21-20.848 FS-B : RJS 5/23 no 235).

La seconde affaire illustre une autre contrainte empêchant l’utilisation malgré tout de la preuve déloyale, s’agissant ici de la vie privée d’un salarié.

Un salarié absent ayant laissé son compte Facebook ouvert, un remplaçant indélicat (et plutôt très regardant que pas) l’avait consulté. Il avait à cette occasion découvert que son camarade de bureau sous-entendait en des termes inélégants et inappropriés que la promotion dont avait bénéficié l’intérimaire était liée à son orientation sexuelle et à celle de son supérieur hiérarchique. Le salarié intérimaire avait alors transmis cet échange à l’employeur ce qui avait entraîné le licenciement pour faute grave du salarié.

Cette fois, ça ne passe pas, l’Assemblée plénière refuse à l’employeur la possibilité d’invoquer cet élément de preuve au soutien du licenciement du salarié. Solution logique, « un motif tiré de la vie personnelle du salarié ne peut justifier, en principe, un licenciement disciplinaire, sauf s’il constitue un manquement de l’intéressé à une obligation découlant de son contrat de travail » (cf. ma chronique précédente sur le contenu d’une messagerie privée attestant de manquements commis par des infirmières sur leur lieu de travail). Ce qui n’était évidemment pas le cas en l’espèce, « une conversation privée qui n’était pas destinée à être rendue publique ne pouvant constituer un manquement du salarié aux obligations découlant du contrat de travail, il en résulte que le licenciement, prononcé pour motif disciplinaire, est insusceptible d’être justifié ».

Il est vrai que dire des trucs moches à propos de ses collègues sur Messenger ne constitue pas en soi une faute grave, sans quoi, l’on assisterait à une explosion des ruptures de contrat !

Sébastien Bourdon