And cyberjustice for all

Droit Social

Depuis le début du confinement, les Conseils de prud’hommes de France et de Navarre sont fermés, et les seules réponses que l’on peut obtenir de cette excellente institution relèvent les plus souvent d’e-mails lapidaires et sibyllins de cet ordre : « En raison de la situation sanitaire nationale, tous les services du Conseil de Prud’hommes de … sont fermés. En conséquence, le dépôt de requêtes, toutes les audiences, le rendu et la notification des décisions sont suspendus jusqu’à nouvel ordre. D’autre part, nous vous informons que les messages électroniques reçus sur cette boîte aux lettres ne pourront pas être traités ».

Cela a le mérite d’être clair, mais on ne m’ôtera pas de l’esprit que la seule situation sanitaire suffise à expliquer un effacement aussi radical d’une institution essentielle au fonctionnement de la société.

Si la moitié des salariés français se trouve être au chômage partiel depuis le 22 avril, l’autre ne l’est pas, et dans un cas comme dans l’autre, nombre de problématiques vont surgir et on conçoit mal comment une institution déjà engluée dans des délais à rallonge va pouvoir digérer l’afflux de dossiers (et ce d’autant qu’à l’ouverture, les mesures de sécurité sanitaires se traduiront sans doute par des audiences réduites, afin d’éviter les pics d’affluence habituels).

Si la question de l’impréparation de l’Etat est particulièrement prégnante ces jours-ci et dans de nombreux domaines, force est de constater qu’elle est ici totale et que l’on n’avait tout simplement rien prévu. Et ce n’est pas le silence assourdissant des autorités de l’Etat sur le sort de la Justice à chacune de leurs interventions qui nous rassurera.

Se profile donc à l’horizon un encombrement abyssal des juridictions du travail dans un monde où un tiers des avocats aura disparu (chiffres CNB : entre ceux qui projettent de changer de profession (28 %), les retraites anticipées (6 %) et les fermetures définitives de cabinets (6 %), ils seraient environ 28 000 à quitter la profession dans les prochains mois).

Il n’y a guère de chiffres qui ne donnent le tournis ces temps derniers, mais la situation interroge à tout le moins, et puisque nous n’avions rien prévu, ne serait-il pas temps de préparer un peu l’avenir (d’autant qu’il est particulièrement sombre à défaut d’être incertain – ou l’inverse).

Au début du confinement, alors que je devais me rendre au Conseil de prud’hommes de Paris pour entériner en Bureau de Conciliation et d’Orientation un protocole d’accord, cette audience, comme toutes les autres, a été reportée sine die, sans message, sans rien, par simple effet de porte close.

Mon excellent client (comme tous mes clients) me fit alors part de son étonnement, bien légitime. Ce dernier s’est légitimement interrogé auprès de moi : comment n’existait-il pas déjà un système type « échange documentaire, éventuellement certifié ? (…) A période exceptionnelle, mesure exceptionnelle qui de plus, soulagerait l’administration judiciaire qui n’avait pas besoin de cet épisode nouveau. »

Cette question, pertinente début mars, risque de l’être encore pour un moment.

Ayant quelques relations avec le Québec, je me suis interrogé sur ce que propose le laboratoire de cyberjustice (unité de recherche du Centre d’études et de recherches internationales de l’Université de Montréal) et sur la manière dont ses concepts et travaux de dématérialisation du procès pourraient trouver écho en ces temps troublés.

Dirigé par le professeur de droit Karim Benyekhlef, ledit laboratoire développe des plateformes Web qui permettent une « dématérialisation » des processus judiciaires et une simplification des interactions entre les acteurs concernés. Ne serait-ce pas exactement ce dont nous aurions aujourd’hui besoin ?

En effet, ces plateformes rendent possible l’administration de la justice entièrement à distance grâce aux audiences en ligne ou encore à la négociation et à la médiation à distance des conflits

S’agissant, comme en l’espèce, de formaliser un accord conclu de longue date entre les parties, tout semble absurde dans le fait qu’aucun système de cet ordre n’ait été mis en place en France. En effet : renvoi sans date donnant une incertitude à un litige qui n’en avait plus, coût carbone du déplacement des parties, risque sanitaire lié à la propagation du virus etc.

Laissons d’ailleurs le mot de conclusion au professeur Benyekhlef : « Si, en temps ordinaire, la cyberjustice contribue à rendre la justice plus accessible et plus concrète pour tous nos concitoyens, elle devient, en ces temps de crise (sanitaire et d’isolement social), la première condition de la résilience de la justice dans nos sociétés et, par conséquent, la seule garantie de la protection sociale et économique des citoyens par les tribunaux. Une protection qui semble essentielle pour concevoir une sortie de crise ».

Sébastien Bourdon

La critique a parfois ses raisons

Droit Social

« Quand on passe les bornes, il n’y a plus de limites » disait Alfred Jarry. A quel moment cette assertion trouve-t ’elle à s’appliquer sur le lieu de travail ? Jusqu’où peut-on être légitimement rude sans être insultant ?

Un arrêt récent est venu préciser cette question, nullement anodine dans le quotidien de la vie du travailleur.

Par principe, rappelons-le, le salarié, comme tout citoyen, bénéficie de sa pleine et entière liberté d’expression, ce qui lui donne de facto le droit de critiquer ou contester les ordres qu’il reçoit, comme les instructions qu’on lui donne.

Mais évidemment, il y a des limites.

C’est ainsi qu’il peut être sanctionné en cas d’abus lorsqu’il recourt à des termes injurieux, diffamatoires ou excessifs (Cass. soc. 27-3-2013 no 11-19.734 FS-PB). En cas de litige, la Cour de cassation vérifie que les juges du fond ont, le cas échéant, caractérisé un tel abus (Cass. soc. 21-3-2018 no 16-20.516 FS-D).

En l’espèce (Cass. soc. 15-1-2020 n° 18-14.177 F-D), l’employeur reprochait au salarié d’avoir tenu des propos inappropriés à l’égard de son supérieur hiérarchique, notamment l’utilisation des termes « soyez plus visionnaire M. Z. » (comme Zorglub !) ou encore « je ne sais pas comment vous pouvez écrire de telles calembredaines » (on notera au passage l’exigence littéraire de l’impétrant), ainsi que d’avoir échangé des courriels avec des collègues provoquant un « climat conflictuel » et une « ambiance délétère ». Et c’est ainsi qu’en France, au 21ème siècle, a pu être licencié pour faute grave un salarié qui employait le terme « calembredaines » (Larousse : histoire absurde, extravagante sottise).

En appel, les juges du fond admettent la légitimité du licenciement, en requalifiant toutefois la faute grave en faute simple constitutive d’une cause réelle et sérieuse de licenciement et déboutent donc le salarié de sa demande en dommages et intérêts.

La Cour de cassation ne suit pas la cour d’appel et casse la décision. En effet, elle constate que les magistrats ont manqué à leur devoir en ne caractérisant pas « en quoi les courriels rédigés par le salarié comportaient des termes injurieux, diffamatoires ou excessifs ». Si on résume un peu hâtivement, la Cour de cassation restitue sa puissance évocatrice et littéraire au terme « calembredaine » et ne lui reconnaît pas de caractère injurieux ou excessif.

Plus récemment, est tombé entre nos mains un avertissement adressé à une salariée qui s’était inquiétée publiquement, avec une relative vivacité, de l’état visiblement fiévreux et souffrant d’une collègue au cours d’un pot « convivial » d’une trentaine de personnes dans une pièce de moins de 20 m², organisée le 13 mars, soit le lendemain de la fermeture des établissements scolaires et à quelques jours du confinement ordonné par décret pour faire face au coronavirus (le 17 mars).

Si le ton a pu surprendre l’employeur, était-il injurieux, excessif ou diffamatoire que de s’inquiéter de la propagation de virus dans un contexte sanitaire parfaitement connu et identifié ? En réalité, c’est le principe même d’une réunion conviviale qui était incongru, et il est plus que probable que l’attitude de la salariée serait reconnue comme légitime et proportionnée par les juridictions. Elle ne faisait finalement que rappeler à sa hiérarchie l’obligation de résultat pesant sur l’employeur s’agissant de la protection de la santé des salariés (articles L 4121-1 et 2 du Code du travail).

Là encore, s’attarder au contexte et au propos est essentiel, s’agissant d’une appréciation qui se doit d’être concrète et objective.

Sébastien Bourdon