Du droit de regard sur la vie privée et ses limites

Droit Social

La distinction de ce qui relève de la vie professionnelle et de la vie privée constitue un sujet de débat inépuisable, encore récemment illustré par la Cour de cassation.

Les faits de l’espèce étant à la limite de l’interdiction aux mineurs, il était tentant d’en causer...

Pas de faux-semblants, les faits, rien que les faits (avant d’aborder le droit) : fatigué d’une journée de travail probablement harassante, un chauffeur livreur, sur le trajet du retour à son domicile, fait en forêt une pause « onanisme » à bord de son véhicule professionnel (prélude à une sieste ?).

Un promeneur, choqué d’un tel spectacle, en informe l’employeur (il est vrai que ledit véhicule était floqué au logo de l’entreprise) en adressant une photographie du camion, avec la mention suivante : « quelle honte pour l’image de votre entreprise ». Muni de ce signalement, d’une attestation d’un coordinateur d’exploitation et des données de géolocalisation du véhicule, l’employeur licencie le salarié pour faute grave. Ce dernier conteste son licenciement en justice.

Grand bien lui fait (décidément), puisque la Cour de cassation lui a finalement donné raison : un plaisir solitaire, même dans le véhicule professionnel, relève de la vie privée du salarié (Cass. soc. 20-3-2024 n° 22-19.170 F-D, Z. c/ Sté Trans 2B).

En effet, c’est de jurisprudence maintenant constante, les faits commis par un salarié dans le cadre de sa vie privée ne peuvent pas être sanctionnés, sauf s’ils se rattachent à la vie professionnelle, ou s’ils caractérisent un manquement à une obligation découlant de son contrat de travail.

Pour absoudre le masturbateur, la Cour de cassation relève que les faits ont été commis hors le temps et le lieu de travail (l’impétrant n’étant effectivement pas garde-forestier).

La distinction est d’importance car un fait commis par un salarié dans le cadre de sa vie personnelle peut exceptionnellement être rattaché à son activité professionnelle et justifier un licenciement disciplinaire.

Le seul lien pouvant ici être éventuellement fait avec le travail était l’utilisation du véhicule professionnel.

Mais pour la Cour de cassation, la seule circonstance que le salarié se trouvait, lors de son trajet lieu de travail-domicile, dans le véhicule professionnel mis à sa disposition, ne pouvait suffire à rattacher les faits commis dans la sphère privée à sa vie professionnelle.

La Cour ajoute que les faits ne constituaient pas un manquement du salarié aux obligations découlant de son contrat de travail, et ne pouvaient pas justifier le licenciement prononcé pour motif disciplinaire. Le licenciement est donc privé de cause réelle et sérieuse.

En réalité, l’employeur a manqué de jugeotte en frappant aussi fort : les circonstances ici intimement liées à la vie privée (si l’on ose dire) excluaient très probablement la possibilité de retenir la faute grave.

Il y a donc lieu de faire preuve de prudence et de discernement dans la prise de toutes décisions disciplinaires sitôt que l’on s’approche plus ou moins de la sphère privée du salarié.

Sébastien Bourdon

L’avocat enquêteur

Droit Social

L’avocature est un métier qui, comme bien d’autres, se doit d’évoluer et de s’adapter. Cela vaut pour les technologies (ainsi de la possible dématérialisation du procès #laboratoiredecyberjustice) comme des pratiques. C’est ainsi que s’est développé ces dernières années le rôle de « l’avocat enquêteur », en diverses matières, et plus particulièrement en matière de droit du travail.

Plus du tout à fait défenseur, et moins conseil, l’avocat s’est rendu indispensable comme porteur d’une indéniable compétence professionnelle et garant d’une confidentialité nécessaire.

Alors qu’est-ce qu’une enquête interne ? Elle est ainsi définie par le #CNB dans son guide sur les enquêtes internes :

« L’enquête interne est le processus lancé par l’entreprise afin de lui permettre, lorsqu’elle est confrontée à des soupçons d’agissements pouvant constituer une violation de ses règles internes ou de la règlementation, législation lui étant applicable, de déterminer si ces soupçons sont fondés ou non. Son objet est d’établir les circonstances d’une situation factuelle afin de permettre à l’entreprise de prendre, le cas échéant, les mesures appropriées (résiliations de contrats, sanctions disciplinaires, changement de dirigeants, renforcement des contrôles et de sa politique de conformité…) et de gérer les conséquences qui peuvent s’en suivre ».

Dans ce contexte, il appartient à l’avocat saisi par l’employeur (les frais étant à la charge de ce dernier), d’effectuer, en toute indépendance, tel Hercule Poirot, les investigations nécessaires à la qualification des faits, afin de permettre, le cas échéant, à son mandant d’effectuer les correctifs nécessaires.

L’initiative de la saisine de l’avocat appartient donc à l’employeur, garant de la sécurité et de la santé de ses salariés. Il devra profiter de la mise en place de cette enquête pour déterminer la véracité des allégations et, le cas échéant, mettre ensuite en œuvre les moyens nécessaires pour solutionner une situation anormale et périlleuse.

Il peut ainsi arriver que l’avocat enquêteur n’apporte pas de bonnes nouvelles, pointant les manquements parfois graves de celui même qui l’a missionné.  Surgit alors la tentation antique de l’abattre, sans autre forme de procès.

C’est là une erreur de débutant : on ne peut décemment et efficacement régler les problèmes qu’en les connaissant et leur révélation permet de ne pas passer à côté de situations mortifères pour une entreprise.

S’il n’assure plus ici le rôle classique de conseil de l’entreprise, l’avocat enquêteur n’en est donc pas moins utile à celui qui le rémunère.

Sébastien Bourdon

Le management toxique peut se distinguer du harcèlement moral

Droit Social

Le harcèlement moral, c’est interdit, et s’y adonner sans vergogne peut justifier un licenciement pour faute grave. Pourtant, parce qu’on aime la complexification en droit du travail, un management toxique, mais dénué de toute teinte harcelante pour les subordonnés, peut quand même fonder un licenciement pour faute grave, comme vient de le dire la Cour de cassation (Cass. soc. 14-2-2024 n° 22-14.385 F-D).

En effet, selon la Cour suprême, des méthodes de gestion de nature à impressionner les subordonnés et à nuire à leur santé constituent une faute grave, sans que la qualification de harcèlement moral soit exigée.

En l’espèce, la directrice d’une association gestionnaire d’un établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes avait été licenciée pour faute grave après que diverses sources concordantes et étayées l’aient accusée d’être la cause d’un mal-être et une souffrance de la majorité du personnel (avec diverses conséquences préjudiciables, telles que démissions etc.).

Pour juger le licenciement sans cause réelle et sérieuse, la Cour d’appel avait reproché à l’employeur de ne pas avoir engagé d’enquête interne pour vérifier que les faits rapportés étaient effectivement constitutifs de harcèlement moral imputables à la directrice, estimant que les pièces versées étaient insuffisantes à le démontrer.

Plus spécifiquement, pour la Cour d’appel, la dénonciation d’un climat de travail tendu, de conditions et de relations de travail effectivement difficiles et heurtées, ne pouvait valoir qualification de harcèlement moral, pas plus que les décisions sur l’affectation des salariées, la surcharge de travail ou la situation de tension voire de stress ou de contrariété, quel qu’en soit l’intensité. Il n’y avait donc pas de faute grave.

A la lecture, on constate que si la cour d’appel n’avait pas voulu décorréler la faute grave du harcèlement moral, la Cour de cassation, pour casser l’arrêt rendu, énonce qu’un mode de gestion inapproprié de nature à impressionner et nuire à la santé des subordonnés, est à lui seul de nature à caractériser un comportement rendant impossible le maintien dans l’entreprise.

L’obligation de prévention des risques professionnels des salariés est générale et ne saurait effectivement être cantonnée au seul harcèlement moral (ou sexuel).

Sébastien Bourdon