L’accident du travail : une définition glissante ?

Droit Social

Eternelle question, sans cesse repensée par la jurisprudence sociale : où commence et s’arrête le travail ?

Dans deux espèces successives, les Cour d’appel de Paris et d’Amiens se sont ainsi interrogées sur la nature d’accident du travail d’évènements survenus en mission (CA Paris 26-4-2024 no 21/02321 ; CA Amiens 21-5-2024 no 22/02047).

Le principe est a priori simple : relève également de l’accident du travail celui intervenu alors que le salarié est en mission, que ce soit à l’occasion d’un acte professionnel ou de la vie courante, sauf si l’employeur ou la caisse d’assurance maladie démontrent que le salarié avait interrompu sa mission pour un motif personnel.

S’agissant en l’occurrence de deux moyens de transport que l’on qualifiera de ludiques – skate-board et patins à glace – cela mériterait que l’on s’y penche (sans tomber).

Dans la première affaire, une hôtesse de l’air, en repos pendant une escale en Floride, avait choisi le skate-board pour se rendre à son déjeuner. Las, elle a chuté. L’employeur a alors soutenu que l’hôtel l’hébergeant disposant d’un restaurant, son déplacement à roulettes relevait d’un choix personnel, celle-ci ne se trouvant alors pas sous sa subordination.

La cour d’appel n’en a eu cure : l’accident avait bien eu lieu au cours de la mission, celle-ci étant définie comme un déplacement professionnel exécuté sur l’ordre de l’employeur et dans l’intérêt de l’entreprise, qu’il soit de courte durée ou nécessite un hébergement hors du domicile du salarié.

Aller au restaurant en planche à roulettes a été considéré par les juges comme un acte de vie courante sans caractère exceptionnel, même que l’intéressée n’avait pas pris des risques inconsidérés en optant pour ce mode de locomotion.

Dès lors, la salariée était bien sous la subordination de l’employeur lors de l’accident et la décision de prise en charge par la caisse était donc opposable à l’employeur.

Dans la seconde affaire, on reste dans les sports de glisse, mais en plus frais. Une salariée participait à une formation organisée par le comité social et économique, avec sortie à la patinoire en prime. Evidemment, c’était périlleux et l’impétrante chute, avec fracture à la clé.

L’employeur avait contesté le caractère professionnel de l’accident estimant que celui-ci était intervenu à un moment où la salariée n’était plus sous son autorité.

La cour d’appel d’Amiens infirme la décision des premiers juges, considérant que l’accident était survenu pendant le temps de la mission et que celle-ci n’avait pas été interrompue pour un motif personnel. En effet, participer à une activité ludique avec les collègues, n’empêchait pas la salariée de rester sous l’autorité et le contrôle de l’employeur.

Il n’est pas exclu que la solution eût été différente si les dérapages incontrôlés des salariées s’étaient produits au même moment, mais dans un cadre strictement privé.

Sébastien Bourdon

La Discrimination du Genre (apparent)

Droit Social

A Angers (49100), un Conseil de prud’hommes a jugé que refuser la nouvelle identité de genre d’un/une salarié-e est discriminatoire (CPH Angers 24-6-2024 n° 23/00342).

La pudeur des termes du jugement et des premiers commentaires est telle que l’on pourrait douter des faits de l’espèce.

Une salariée – dont on imagine qu’elle était d’abord un – décide d’assumer sa nouvelle identité de genre en allant travailler avec un maquillage et des vêtements conformes à sa nouvelle identité sexuelle féminine.

La direction du fast-food ne l’entend pas de cette oreille et décide d’interdire à ses collègues d’utiliser son prénom féminin et de la désigner comme telle. Plus détonnant et ridicule, la direction s’en prend à la devenue salariée en lui imposant des restrictions quant à l’usage du maquillage et à l’expression de sa revendication de genre.

La loi n’est pas forcément une absurdité déconnectée des réalités sociétales et c’est ainsi que, depuis le 6 août 2012, l’identité de genre (auparavant « identité sexuelle », avant la loi du 18 novembre 2016) est un motif discriminatoire visé aux articles L 1132-1 du Code du travail et 225-1 du Code pénal.

Sont concernées les personnes transsexuelles ou transgenres, victimes de discriminations commises ni à raison de leur sexe (ce n’est pas parce qu’elles sont hommes ou femmes qu’elles sont discriminées) ni à raison de leur orientation sexuelle (ce n’est pas non plus parce qu’elles sont homosexuelles ou bisexuelles qu’elle sont visées), mais à raison de leur situation particulière d’homme ou de femme ayant une apparence physique ne correspondant pas à leur état civil, ou ayant changé d’état civil. Ce n’est plus le sexe, mais l’apparence sexuelle contradictoire qui est ainsi mise en exergue et protégée.

C’est dans ce cadre légal que s’est inscrit le conseil de prud’hommes d’Angers, le 24 juin 2024.

Pour se défendre, l’employeur avait fait un peu de fouilles archéologiques, puisqu’il avait déterré la loi du 6 fructidor an II (23 août 1794) selon laquelle chacun ne peut porter que ses nom et prénom de naissance, arguant du fait que l’identité d’une personne est immuable.

Las, l’argument était périmé, l’article 60 du Code civil, (loi 2016-1547 du 18 novembre 2016), prévoit que toute personne peut demander à l’officier d’état civil à changer de prénom, celui-ci pouvant saisir le procureur de la République lorsqu’il estime que la demande ne revêt pas un intérêt légitime.

L’administration a même précisé que la transsexualité était un des motifs légitimes de modification du prénom. La salariée concernée avait d’ailleurs obtenu le changement de son prénom à l’état civil.

Il n’y avait donc strictement aucune raison valable – même éventuellement liée aux tâches à accomplir – de s’opposer à ce changement de patronyme (et de tenues vestimentaires) : le conseil de prud’hommes a jugé que la salariée avait été victime de discrimination en raison de son identité de genre.

Sébastien Bourdon

Enquête Interne et Prescription Disciplinaire

Droit Social

L’été est passé, le temps s’est écoulé sans qu’on y prenne garde, c’est le moment idéal pour évoquer des questions de prescription.

S’agissant des poursuites disciplinaires, l’employeur a deux mois pour engager une procédure à partir du jour où il a une connaissance exacte et complète des faits fautifs qu’il reproche au salarié.

Le chronomètre du délai de prescription des poursuites disciplinaires se met en route le jour où l’employeur (au sens large) a une connaissance exacte de la réalité, de la nature et de l’ampleur des faits reprochés au salarié (Cass. soc. 17-2-1993 no 88-45.539 P ; CE 20-4-2005 no 254909).

Quelle serait alors l’incidence d’une enquête interne sur ce délai de prescription, c’est la question à laquelle la Cour de cassation a répondu (Cass. soc. 29-5-2024 n° 22-18.887 F-D, Sté Schneider Electric France c/ I.).

En effet, dans certains cas, les faits fautifs ou leur ampleur exacte sont révélés par une enquête interne ou un audit, et la date de leur connaissance par l’employeur, point de départ du délai d’engagement des poursuites disciplinaires, a pu être fixée à la date de remise du rapport d’enquête.

Mais si les juges constatent que l’employeur a eu plus tôt une pleine connaissance des faits qu’il reproche au salarié, c’est cette date qui fait courir le délai, comme l’a rappelé la Cour de cassation.

Dans cette affaire, une enquête interne avait été déclenchée le 13 octobre 2017, avec remise du rapport le 29 novembre suivant. Dans l’intervalle, le 30 octobre, le salarié était passé à table et avait envoyé à son supérieur hiérarchique un e-mail décrivant de manière circonstanciée le montage frauduleux qu’il avait mis en place.

Les juges du fond comme de la Cour ont considéré que la lecture des aveux circonstanciés du salarié avait suffi à une connaissance exacte des fautes, sans avoir besoin de l’enquête. C’est donc à partir du 30 octobre que courait le délai deux mois pour engager une procédure disciplinaire. La convocation à entretien préalable fait le 3 janvier 2018 était arrivée trop tard dans un monde trop vieux, privant de cause réelle et sérieuse le licenciement qui s’en est suivi.

Cet arrêt a le mérite d’être clair dans sa motivation, reste qu’il n’est pas forcément toujours aisé de savoir à partir de quand on peut considérer être suffisamment et pleinement informé, au point de pouvoir prendre une décision de rupture qui tienne la route judiciaire.

Sébastien Bourdon

Déloyauté de la Surveillance

Droit Social

Spécialiste du meuble en kit à l’appellation imprononçable, IKEA s’était distinguée il y a un peu plus de dix ans quand des dirigeants avaient été accusés d’enquêter illégalement sur des futurs salariés et clients en collectant joyeusement des données personnelles à leur insu.

La justice est lente, et ce n’est que tout récemment que la chambre criminelle de la Cour de cassation et la cour d’appel de Versailles ont rendu deux décisions dans cette affaire, l’une concernant les poursuites pénales à l’encontre d’un enquêteur privé, l’autre concernant le licenciement du directeur général (Cass. crim. 30-4-2024 n° 23-80.962 FS-B ; CA Versailles 7-3-2024 n° 16/05293).

Pour une fois que ce n’est pas dans le cadre d’un problème d’illicéité de la preuve qu’est posée la question de la surveillance des salariés, cela vaut la peine d’en dire un mot.

L’enquêteur missionné par la société suédoise avait fait valoir, pour se défendre de la collecte déloyale de données personnelles, de ce qu’il n’avait fait que recenser des informations rendues publiques par voie de presse ou des informations diffusées publiquement sur un réseau social.

Las, ce n’a pas relevé de l’évidence pour les juges qui ont constaté qu’il avait agi sur instruction du directeur de la sécurité de la société commanditaire en effectuant des recherches sur des données à caractère personnel, telles qu’antécédents judiciaires, renseignements bancaires et téléphoniques, véhicules, propriétés, qualité de locataire ou de propriétaire, situation matrimoniale, santé, déplacements à l’étranger etc.

Surtout, l’utilisation sur instruction de ces recherches et recoupements était sans rapport avec l’objet de leur mise en ligne, et les informations avaient été recueillies à l’insu des personnes concernées, privées ainsi de leur droit d’opposition.

Que ces données personnelles aient été pour partie en accès libre sur internet ne retire donc rien au caractère déloyal de cette collecte a précisé la Cour de cassation, entérinant la décision des juges du fond.

On peut ainsi enquêter sur autrui, mais encore faut-il dûment prévenir d’une telle démarche, et ne pas faire une utilisation autre que celle prévue des informations recueillies.

Ainsi, si on se sent des envies d’enquête de moralité, il convient de :

  • toujours informer au préalable les personnes concernées de l’éventualité de telles investigations (C. trav. art. L 1222-4) et consulter le CSE sur la mise en place de telles techniques de contrôle (C. trav. art. L 2312-38) ;
  • et se demander si une telle atteinte à la vie privée est justifiée par des raisons objectives et proportionnées au but poursuivi (C. trav. art. L 1121-1) : exercer dans une centrale nucléaire peut justifier de redoubler de précautions, injustifiées chez un fromager ou une librairie.

Dans la même affaire, mais sur un autre plan, le litige porté devant la Cour d’appel de Versailles concernait le licenciement du directeur général de l’entreprise, accusé d’avoir justement planifié l’organisation et la dissimulation dudit système de collecte illégale d’informations personnelles, ainsi que des pratiques illégales et déloyales destinées à mettre en doute la réalité de la maladie d’une salariée en arrêt de travail, manquements à l’obligation de loyauté.

S’agissant du système illégal de collecte d’informations personnelles, la cour d’appel affirme que le directeur était à la fois informé et qu’il eût été de sa responsabilité de faire cesser ces pratiques illégales, ce qu’il ne fit point.

Quant à la surveillance illicite d’une salariée en arrêt longue maladie, elle n’était même pas contestée. On appréciera les moyens mis en œuvre : organiser un faux jeu-concours d’une compagnie aérienne pour pousser la salariée à présenter ses billets d’avion et tampons de douane et tracer ses déplacements.

Dans l’arrêt du 7 mars, la cour d’appel rappelle que le contrôle de la justification des arrêts de travail est légitime seulement s’il est opéré par des moyens licites et loyaux.

Cela faisait beaucoup pour un seul homme, et le licenciement fautif a été confirmé par la Cour.

Sébastien Bourdon

La liberté d’expression et ses légitimes limites

Droit Social

Non seulement ce n’est pas une opinion, et par là strictement interdit, mais la tenue de propos racistes ou homophobes en entreprise met en jeu l’obligation de sécurité de l’employeur et l’autorise à sanctionner le salarié fautif.

Alors que la montée en puissance d'une certaine force politique semble avoir quelque peu, et à mauvais escient, libéré la parole, rappelons que la réaction immédiate de l’employeur s’impose en la circonstance.

Le salarié qui tient des propos racistes ou homophobes dans l’entreprise commet une infraction réprimée par les articles R 625-7 et suivants du Code pénal. Il ne peut pas prétendre exercer sa liberté fondamentale d’expression (CA Versailles 11-2-2003 no 02-293) : comme toujours, comment ne pas être fasciné par la poursuite d’une telle argumentation devant les tribunaux ?!

Le salarié se rend également coupable de discrimination à l’égard de sa victime, protégée par l’article L 1132-1 du Code du travail. Celle-ci peut donc rechercher la responsabilité de l’employeur sur ce fondement.

Le fait que les propos se tiennent hors les horaires de travail, à l’occasion de raouts d’entreprise ou de week-end d’intégration, n’y change rien, la discrimination potentielle est retenue (Cass. soc. 15-5-2024 no 22-16.287 F-D).

En réalité, mais cela devrait il surprendre, tous les comportements à caractère sexiste ou xénophobe sont prohibés. Ils sont par nature susceptibles d’atteindre la dignité du salarié visé, au point qu’il appartient même à l’employeur de faire en sorte que les salariés entre eux aient une attitude respectueuse (Cass. soc. 7-2-2012 no 10-18.686 FS-PB), et même auprès d’intervenants extérieurs (propos antisémites tenus à un client via la messagerie de l’entreprise : Cass. soc. 2-6-2004 no 03-45.269 F-PI).

L’employeur qui laisse un salarié proférer des injures racistes ou adopter un tel comportement, sans prendre les mesures de prévention adéquates, manque à son obligation de sécurité et peut être condamné à indemniser la victime.

De plus fort, le salarié insulté peut arguer de ces évènements et de l’inertie de l’employeur, pour prendre acte de la rupture de son contrat de travail, celle-ci produira les effets d’un licenciement sans cause réelle et sérieuse dès lors que le manquement à l’obligation de sécurité est jugé suffisamment grave pour empêcher la poursuite du contrat de travail (Cass. soc. 23-5-2013 no 11-12.029 F-D).

Il y a donc lieu de se saisir du problème, et urgemment, une fois celui-ci révélé (l’entreprise n’ayant pas non plus à tolérer les règlements de comptes, fussent-ils moralement acceptables) : campagnes d’information et de prévention, et en cas de signalement d’un incident, mise en place d’une enquête interne.

Si les faits sont avérés, l’employeur doit y mettre fin, en usant notamment de son pouvoir disciplinaire, pour peu que ce comportement soit rattachable à la vie professionnelle du salarié.

Ca ne va pas étonner grand monde (à part peut-être sur C-News), mais la Cour de cassation juge de manière constante que la tenue de propos racistes par un salarié est nécessairement fautive (Cass. soc. 2-6-2004 no 02-44.904 FS-PI), justifiant le plus souvent le licenciement immédiat, sans indemnités (Cass. soc. 5-12-2018 no 17-14.594 F-D ; Cass. soc. 8-11-2023 no 22-19.049 F-D).

Tenter de s’en tirer par un « je rigolais » fait bizarrement peu d’effet au juge.

Sébastien Bourdon

 

Idylle Fatale

Droit Social

« Pour vivre heureux, vivons cachés », tel fut le mantra des deux salariés dont il va ici être objet, mais la Cour de cassation ne l’a pas entendu de cette oreille (Cass. soc. 29-5-2024 n° 22-16.218 F-B, Z. c/ Sté Payen).

L’amour ignorant tout des frontières, un Directeur des Ressources Humaines s’était épris d’une représentante du personnel, mais n’en avait dit mot à sa hiérarchie. Cela pouvait être problématique dans la mesure où nos tourtereaux participaient ensemble aux réunions des instances représentatives du personnel…
Dissimuler sa vie amoureuse à son employeur peut-il être considéré comme un manquement à une obligation découlant de son contrat de travail ? C’est en tout cas ce qu’a considéré la Cour.
En l’espèce, le DRH concerné exerçait des fonctions de direction et disposait d’une délégation de pouvoir effective et permanente du président du directoire et présidait les institutions représentatives du personnel.
La salariée avec laquelle il avait une relation de longue date occupait différents mandats de représentation syndicale et de représentation du personnel.
Informé officieusement de l’idylle, l’employeur licencie le DRH pour faute grave (pas le genre à mégoter avec la lutte des classes). Le salarié demande en justice l’annulation de son licenciement en raison de son caractère attentatoire à sa vie privée et, à titre subsidiaire, que son licenciement soit jugé sans cause réelle et sérieuse. Ses demandes sont rejetées devant la cour d’appel et la Cour de cassation.
A ceux qui s’étonneraient de la recevabilité d’un motif tiré de la vie personnelle du salarié, la Cour de cassation rappelle que cela reste possible en cas de manquement de l’intéressé à une obligation découlant de son contrat de travail et si le fait tiré de la vie personnelle se rattache à la vie professionnelle.
Alors qu’est-ce qui fait tache dans cette histoire de cœur ? Selon les juges, elle :
  • se rattache à la vie professionnelle, en raison des fonctions respectives des concernés, qui les amènent à participer à des réunions au cours desquelles sont discutés des sujets sensibles (très active, la représentante du personnel avait participé à des mouvements de grève et à la négociation de plans de réduction des effectifs) ;
  • et est de nature à affecter le bon exercice de leur activité professionnelle, la relation intime ne pouvant être sans influence sur l’exercice par le salarié de ses fonctions de DRH.
Ainsi, pour les juges, l’employeur pouvait se placer sur le terrain disciplinaire.
Quid de la faute grave retenue ? Elle réside dans la dissimulation, caractérisant un manquement à l’obligation de loyauté.
Le licenciement disciplinaire n’avait pas pour fondement la relation intime entre deux salariés mais le fait de maintenir secrète son existence, quand elle pouvait être à l’origine d’un conflit d’intérêts et d’actes de déloyauté. Cette situation justifiait l’impossibilité de maintenir le contrat, peu important même l’existence avérée d’un préjudice.
Le respect de la vie privée du salarié cède devant l’intérêt de l’entreprise : la constance en amour n’excuse donc pas l’infidélité à l’employeur…
Sébastien Bourdon

Le téléphone, ce n’est pas tout à fait comme une lettre à la Poste

Droit Social

Le mieux est l’ennemi du bien, et force est de constater que la jurisprudence sociale illustre parfois l’adage.

Soucieux de ménager les susceptibilités d’un collaborateur, un employeur décroche son téléphone pour l’avertir de son licenciement, et ce avant l’issue de la procédure.

Bien mal lui en a pris, puisque comme l’a tranché la Cour de cassation, le licenciement est alors verbal et par essence dépourvu de cause réelle et sérieuse (Cass. soc. 3-4-2024 n° 23-10.931 F-D, Sté Legallais c/ K.).

Rappelons les principes en la matière : après l’avoir convoqué à un entretien préalable en vue de son éventuel licenciement, l’employeur qui décide de licencier un salarié doit lui notifier sa décision par lettre recommandée avec avis de réception. Cette dernière doit comporter l’énoncé du ou des motifs de rupture du contrat de travail (C. trav. art. L 1232-6).

Le licenciement verbal, qui par définition n’est pas motivé – « les paroles s’envolent, les écrits restent » – est systématiquement jugé sans cause réelle et sérieuse (il rompt certes le contrat de travail mais ne peut être régularisé ensuite par l’envoi d’une lettre).

En l’espèce, la directrice des ressources humaines de l’entreprise avait passé un coup de fil à celui dont le sort avait été scellé pour l’informer de son licenciement, la notification pour faute grave étant ensuite postée le même jour. Estimant avoir fait l’objet d’un licenciement verbal, le futur ex salarié saisit la juridiction prud’homale afin de contester la rupture de son contrat de travail.

Pour sa défense, la société avait avancé un argument inhabituel, humainement recevable : la courtoisie. Las, le droit se moque du savoir-vivre et la Cour de cassation approuve les juges du fond d’avoir jugé le licenciement du salarié sans cause réelle sérieuse.

Il y avait une solution toute bête : appeler le salarié certes, mais après être passé à la Poste pour envoyer la lettre, et ces désagréments pécuniaires et judiciaires auraient été épargnés à l’entreprise…

Sébastien Bourdon

Se victimiser ne fait pas forcément de soi une victime

Droit Social

Dans la catégorie « tentons le tout pour le tout », un salarié licencié pour faute grave pour des faits de harcèlement sexuel avait imaginé une défense originale : il aurait été injustement « victime » (sic) du phénomène de libération de la parole #Metoo (CA Aix-en-Provence 19-4-2024 n° 21/02932).

L’impétrant se serait distingué au sein de l’association qui l’employait par des comportements d’une relative banalité : propos déplacés sur le physique de ses collègues féminines, tentatives de baisers volés (mais sans le charme du film du même nom), avances non désirées des récipiendaires, le tout dans un climat général de drague lourde et persistante.

Informé du problème, l’employeur avait diligenté une enquête interne afin de vérifier la véracité des accusations portées.

Classiquement, le salarié accusé a d’abord dénoncé l’insuffisance des preuves, mais aussi affirmé qu’il s’agissait d’un « complot », voire d’une « propagande calomnieuse ». A contrario, il affirmait que son humour était « sain » (concept mal défini) et que l’une des accusatrices lui aurait même fait des avances, le mettant mal à l’aise…

La Cour d’appel n’y est pas allée par quatre chemins, s’attachant surtout à relever si étaient caractérisés des propos ou comportements à connotation sexuelle répétés portant atteinte à la dignité du salarié, en raison de leur caractère dégradant, au sens de l’article L 1153-1 du Code du travail.

Et il s’avère que pour la Cour d’appel, tel était le cas, les témoignages des employés étant particulièrement nombreux, précis, circonstanciés et concordants. Quant aux indignes pressions qui auraient été exercées sur les salariées, tel qu’allégué par l’accusé, nulle trace relevée.

Face à ces preuves, l’argument du « complot » est balayé par la Cour. La gravité des faits de harcèlement sexuel retenus justifie le licenciement de l’intéressé pour faute grave, privative d’indemnités.

La tentative de passer de Metoo à Mytho n’a ici pas prospéré. L’audace sans panache, c’est tout de suite moins bien.

Sébastien Bourdon

Le choix parfois épineux des sanctions

Droit Social

Face au comportement inacceptable d’un salarié, comment déterminer la sanction applicable ? La créativité n’est en effet pas toujours sans risque.

En l’espèce, un cadre de haut niveau d’une banque d’investissement est licencié pour faute grave, du fait de son comportement inapproprié à l’égard de plusieurs collaboratrices qualifié, oh surprise, de harcèlement sexuel.

L’employeur double la mise en refusant de surcroît de lui verser une partie de sa rémunération variable, invoquant les dispositions du Code monétaire et financier : ce dernier permet de réduire en tout ou partie le montant total de la rémunération variable si le salarié s’est distingué par des agissements ou comportements susceptibles d’entraîner des pertes sérieuses à son employeur. Il y est également mentionné la possible prise en considération du défaut de respect des exigences d’honorabilité et de compétence.

Et sur cette base textuelle aux accents moralistes que le salarié se fait sucrer sa rémunération variable.

La Cour de cassation ne va toutefois pas l’entendre complètement de cette oreille. Tout lourdingue qu’ait pu être le salarié, son comportement était sans lien direct et étroit avec son activité professionnelle, et ne caractérisait donc pas le défaut de respect des exigences d’honorabilité, ni le comportement professionnel à risque allégué.

Si le dragueur de la machine à café a donc pu conserver son salaire variable, restait la question de la faute grave retenue par l’employeur, fondée sur son « comportement inconvenant ».

Qu’est-ce qui justement caractérisait ce comportement : selon l’employeur, ce dernier avait envoyé des messages à son assistante lui proposant de passer la nuit avec lui. Il avait invité une salariée intérimaire à visiter une chambre d’hôtel et avait fait des commentaires sur la manière dont une autre salariée mangeait des bananes, qualifiée d’« inspirante » (élégance, quand tu nous tiens).

Si la Cour d’appel avait pu ici faire preuve de mansuétude, en ne retenant par la faute grave mais la seule cause réelle et sérieuse, le vent a tourné avec la Cour de cassation : les messages à connotation sexuelle envoyés à des subordonnées et la gêne occasionnée par la situation imposée par ce supérieur hiérarchique avaient créé une situation intimidante ou offensante pour ces dernières, caractérisant le harcèlement sexuel, au sens de l’article L 1153-1 du Code du travail.

D’aucuns diraient « on ne peut plus rien dire », mais c’est peut-être mieux finalement, ce qu’a rappelé la Cour de cassation (Cass. soc. 13-3-2024 n° 22-20.970 FS-B, Sté Cacib c/ E).

Sébastien Bourdon

Du droit de regard sur la vie privée et ses limites

Droit Social

La distinction de ce qui relève de la vie professionnelle et de la vie privée constitue un sujet de débat inépuisable, encore récemment illustré par la Cour de cassation.

Les faits de l’espèce étant à la limite de l’interdiction aux mineurs, il était tentant d’en causer...

Pas de faux-semblants, les faits, rien que les faits (avant d’aborder le droit) : fatigué d’une journée de travail probablement harassante, un chauffeur livreur, sur le trajet du retour à son domicile, fait en forêt une pause « onanisme » à bord de son véhicule professionnel (prélude à une sieste ?).

Un promeneur, choqué d’un tel spectacle, en informe l’employeur (il est vrai que ledit véhicule était floqué au logo de l’entreprise) en adressant une photographie du camion, avec la mention suivante : « quelle honte pour l’image de votre entreprise ». Muni de ce signalement, d’une attestation d’un coordinateur d’exploitation et des données de géolocalisation du véhicule, l’employeur licencie le salarié pour faute grave. Ce dernier conteste son licenciement en justice.

Grand bien lui fait (décidément), puisque la Cour de cassation lui a finalement donné raison : un plaisir solitaire, même dans le véhicule professionnel, relève de la vie privée du salarié (Cass. soc. 20-3-2024 n° 22-19.170 F-D, Z. c/ Sté Trans 2B).

En effet, c’est de jurisprudence maintenant constante, les faits commis par un salarié dans le cadre de sa vie privée ne peuvent pas être sanctionnés, sauf s’ils se rattachent à la vie professionnelle, ou s’ils caractérisent un manquement à une obligation découlant de son contrat de travail.

Pour absoudre le masturbateur, la Cour de cassation relève que les faits ont été commis hors le temps et le lieu de travail (l’impétrant n’étant effectivement pas garde-forestier).

La distinction est d’importance car un fait commis par un salarié dans le cadre de sa vie personnelle peut exceptionnellement être rattaché à son activité professionnelle et justifier un licenciement disciplinaire.

Le seul lien pouvant ici être éventuellement fait avec le travail était l’utilisation du véhicule professionnel.

Mais pour la Cour de cassation, la seule circonstance que le salarié se trouvait, lors de son trajet lieu de travail-domicile, dans le véhicule professionnel mis à sa disposition, ne pouvait suffire à rattacher les faits commis dans la sphère privée à sa vie professionnelle.

La Cour ajoute que les faits ne constituaient pas un manquement du salarié aux obligations découlant de son contrat de travail, et ne pouvaient pas justifier le licenciement prononcé pour motif disciplinaire. Le licenciement est donc privé de cause réelle et sérieuse.

En réalité, l’employeur a manqué de jugeotte en frappant aussi fort : les circonstances ici intimement liées à la vie privée (si l’on ose dire) excluaient très probablement la possibilité de retenir la faute grave.

Il y a donc lieu de faire preuve de prudence et de discernement dans la prise de toutes décisions disciplinaires sitôt que l’on s’approche plus ou moins de la sphère privée du salarié.

Sébastien Bourdon