Comme le disait joliment le Professeur Jean-Emmanuel Ray lors d’un congrès, « la jurisprudence progresse à coups d’arrêts », force est de constater que l’actualité récente se fait le juste écho d’un tel propos.
Dans un arrêt de la Cour de cassation du 19 mars dernier (Cass. Soc. 19 mars 2013 n° 11-28.845), il était affirmé que les principes de laïcité et de neutralité ne pouvaient pas être invoqués pour restreindre la liberté de religion des salariés employés dans une entreprise n’assurant pas la gestion d’un service public (arrêt déjà évoqué sur ces lignes, que vous pouvez maintenant retrouver en ligne à cette adresse : https://bourdonavocats.fr/blog/bourdonnement.asp?id=1).
Le sujet semblait ainsi clos ou presque, et l’on attendait pas forcément autre chose qu’un acquiescement à l’édiction de ce principe par la Cour d’appel de renvoi. Il n’en fut rien, cette dernière relançant ainsi le débat par sa décision : une personne morale de droit privé, qui assure une mission d’intérêt général peut, dans certaines circonstances, constituer une entreprise de conviction au sens de la jurisprudence de la Cour Européenne des droits de l’homme et se doter de statuts et d’un règlement intérieur prévoyant une obligation de neutralité du personnel justifiée par la nature de la tâche à accomplir et proportionnée au but recherché (Cour d’appel de Paris, 27 novembre 2013, n° 13/02981).
En l’espèce et pour mémoire, la question de cette restriction à la liberté religieuse par une obligation de neutralité était posée s’agissant d’une crèche associative (Baby-Loup) se revendiquant comme « laïque ».
Ce nouveau rebondissement obligera vraisemblablement cette fois l’Assemblée plénière à se positionner sur le fond : est-ce qu’une entreprise « laïque » peut-être considérée comme une « entreprise de conviction » justifiant à son égard l’applicabilité de règles et restrictions relevant en principe du secteur public ? Dans ce cadre, quel rôle le règlement intérieur de l’entreprise doit-il jouer dans l’encadrement et la restriction des libertés individuelles dans l’entreprise ?
La cour d’appel revient en effet fortement sur la notion d’entreprise « de conviction » comme pouvant justifier une obligation de neutralité imposée aux salariés. Par ailleurs, la Cour d’appel persiste à rappeler que Baby-Loup, crèche associative privée, a des missions d’intérêt général « fréquemment assurées par des services publics et d’être en l’occurrence financée […] par des subventions de l’État ».
La Cour suit ici une logique difficilement contestable : les crèches sont souvent assumées par l’État comme relevant d’une mission de service public, et on ne peut reprocher à des parents, faute de places en crèche publique (phénomène fréquent…), de vouloir une prise en charge similaire pour leur enfant dans le cadre d’une crèche privée, notamment concernant l’obligation de neutralité du personnel éducatif. Ainsi, la crèche privée qui répondrait à cette attente de neutralité, qui en ferait la promotion et l’inscrirait dans ses statuts, devrait alors pouvoir être considérée comme une « entreprise de tendance laïque ».
La reconnaissance juridique d’une entreprise définie ainsi serait lourde de conséquences puisqu’elle permettrait à l’employeur d’apporter des restrictions « aux droits et libertés des salariés au nom des valeurs défendues » par l’entreprise.
Dans son arrêt du 27 novembre dernier, la Cour d’appel de Paris fait référence à la notion d’entreprise de conviction « au sens de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme ». Ladite jurisprudence reconnaît effectivement la possibilité à l’employeur d’imposer des obligations de loyauté spécifique au regard de son éthique, mais elle s’attache évidemment à contrôler rigoureusement la proportionnalité des atteintes aux libertés individuelles et surtout à examiner ce qui justifie de telles atteintes aux libertés.
Ce contrôle pourrait donc être fait sur les motivations de l’employeur lors du licenciement, au regard des motifs de la lettre de licenciement qui, comme le veut le principe, « fixe les termes du litige ». Mais, cet arrêt montre aussi toute l’importance qu’il faut attacher au règlement intérieur et à ses dispositions.
La question qui se pose donc toujours est donc de savoir si dans une crèche privée, il est justifié et proportionné de restreindre les manifestations d’appartenance religieuse et d’exiger ainsi une stricte neutralité de la part de l’ensemble du personnel.
Pour qu’une telle interdiction puisse être admissible au regard du droit européen, encore faut-il que le règlement intérieur édictant cette interdiction soit d’une précision sans faille et explicite les raisons qui ont conduit à cette restriction des libertés du salarié. Or, ce n’était pas le cas dans l’affaire Baby-Loup, le règlement intérieur de la crèche, comme l’a relevé l’arrêt de cassation du 19 mars 2013, instaurant « une restriction générale et imprécise, [qui] ne [répond] pas aux exigences de l’article L. 1321-3 du code du travail ».
L’Assemblée plénière devra donc finalement trancher et décider s’il est possible pour une entreprise de se voir reconnaître le statut d’entreprise de tendance « laïque » justifiant la mise en place d’interdits jusque là uniquement envisageables au sein de structures assurant la gestion d’un service public, mais également quel y sera le rôle particulier du règlement intérieur dans la restriction des libertés individuelles…
Ce matin même sur France Inter, le défenseur des Droits, Dominique Baudis, à propos de la laïcité , évoquait le fait que ce dont le citoyen avait aujourd’hui surtout besoin, ce n’était pas de plus de législation, mais de plus de clarté. On ne saurait mieux dire….